L’image de l’exponentielle de matrice dans le cas réel
Au mois de mars j’avais posé une question sur l’exponentielle de matrice (voir ce billet). Mes chers lecteurs fidèles ont donné des pistes de preuves qu’on pourra relire dans les commentaires. Aujourd’hui neuf mois sont passés (à peu près le temps de gestation d’un bébé) et je n’ai toujours pas posté la solution! Je n’ai pas d’excuse à présenter. Depuis longtemps, pour la simple raison de manque de temps, je ne poste presque beaucoup de billets. Et il semble que je ne suis pas le seul bloggeur de math à négliger son blog (voir par exemple ici ;-)). Autant plus j’admire des collègues qui écrivent régulièrement depuis des années, comme Philippe Roux, ElJj, Pierre Lecomte ou David Madore.
À l’instant que j’écris ces lignes je suis dans le TGV Lyon-Paris (depuis peu il y a la WiFi dans le TGV). Je viens de participer au groupe de travail d’écriture des math Audimath qui avait lieu jeudi et vendredi à la maison des mathématiques de l’ENS Lyon. C’était très stimulant d’entendre des débats et expériences de chercheurs travaillant pour la vulgarisation des maths chez le journal Pour la science ou le site web Images de Mathématiques porté par le CNRS. Cela (et la mauvaise conscience de ne toujours pas avoir posté la solution à la question) m’a incité de me remettre au travail. Voici donc la preuve si longtemps retardée 😉 Je remarque que finalement, il y aussi un avantage de l’avoir procrastinée si longtemps: Si j’avais posté la solution en mars ça aurait été simplement la leçon classique d’agrégation que je connais; elle cache l’essentiel et me semble difficile à mémoriser. Entre-temps les choses ont mûri dans ma tête, et je vais vous présenter un enchaînement plus conceptuel, plus facile à retenir et donc plus à mon goût. Le raisonnement n’utilise pas la décomposition de Dunford mais un agréable cocktail de topologie, algèbre et analyse.
Le but de ce qui suit est de prouver que les deux applications suivantes ont le même ensemble image:
- On a eB+C=eBeC si les matrices B et C commutent. Donc eB=eB/2+B/2=(eB/2)2, d’où l’inclusion
Im(φ)⊂Im(ψ).
La longue argumentation qui va suivre a pour finalité de prouver l’inclusion dans l’autre sens. Comme souvent, pour démontrer un énoncé réel, le plus court chemin passe par le complexe…
- On fixe une matrice A∈GLn(ℂ). On pose ℂ[A]≔{P(A) | P∈ℂ[X]}. C’est une sous-algèbre de ℳn(ℂ). Notons ℂ[A]* le groupe de ses éléments inversibles. Montrons que
ℂ[A]* = ℂ[A] ∩ GLn(ℂ).
L’inclusion ⊂ est banale. Pour prouver l’inclusion réciproque soit M ∈ ℂ[A] ∩ GLn(ℂ). Notons ∑0≤k≤nαkXk le polynôme caractéristique de M. On sait que son terme constant α0 vaut det(M) qui est non nul. D’après le théorème de Cayley-Hamilton
M ∑1≤k≤nαkMk-1 = – α0In.Ainsi l’inverse M-1 est une expression polynomiale en M, et donc aussi en A. Cela montre que M est dans ℂ[A]*.
- On rappelle un
classique
: Le complémentaire d’une variété algébrique dans un ℂ-espace vectoriel est un ouvert connexe. En particulier ℂ[A]* est une partie ouverte et connexe de ℂ[A]. - Montrons que, quelque soit M∈ℂ[A], on a eM∈ℂ[A]*. On sait que eM est la limite d’une suite à valeurs dans ℂ[M] qui est inclus dans ℂ[A]. Comme ℂ[A] est une partie fermée de ℳn(ℂ) (on est en dimension finie) on a eM∈ℂ[A]. De plus eM est une matrice inversible d’inverse e-M. Par conséquent eM∈ℂ[A]*.
- L’application f : ℂ[A] → ℂ[A]*, M ↦ eM est un morphisme de groupes et un difféomorphisme local à l’origine. On en déduit que son image est un ouvert-fermé de ℂ[A]* (détails dans le commentaire 2.) ; comme ℂ[A]* est connexe cet ouvert-fermé est égal à ℂ[A]*. Autrement dit, f est surjective.
- Après toutes ces considérations complexes venons enfin au cas réel, qui nous intéresse! Soit A∈GLn(ℝ). Par la surjectivité au point précédent on a
∃ P ∈ ℂ[X] : A=eP(A).
Notons P1=ℜe(P) et P2=ℑm(P). Comme A est réelle,
\(A^2=A\overline{A}=e^{P_1(A)+iP_2(A)}e^{P_1(A)-iP_2(A)}=e^{2P_1(A)}\)car les matrices P1(A) et P2(A) commutent. Cela prouve l’inclusion Im(φ)⊃Im(ψ).
Conclusion: Une matrice réelle inversible est l’exponentielle d’une matrice réelle si et seulement si elle est le carré d’une matrice réelle.
Remarque: Le point 5. a pour conséquence la surjectivité de l’exponentielle complexe
En fait, GLn(ℂ) est la réunion des ℂ[A]* où A∈ℳn(ℂ).
Très joli! J’attendais cette preuve. Me voilà comblé. En plus, la propriété est jolie également.
Preuve de la surjectivité de f (point 3.): La meilleure approximation affine de f à l’origine est M ↦ In+M, ce qui prouve que la dérivée de f à l’origine est l’application identité sur ℂ[A]. Ainsi f est un difféomorphisme local à l’origine. Montrons que H=f(ℂ[A]) est un ouvert-fermé de ℂ[A]*. Il existe un ouvert V de ℂ[A]* tel que In ∈ V ⊂ H. Or, f étant un morphisme de groupes, H est un sous-groupe de ℂ[A]*. On a donc, quelque soit g∈H, g∈gV⊂gH⊂H, d’où
Comme les ensembles gV sont des ouverts (la translation x ↦gx est un homéomorphisme), cela prouve que H est ouvert. Il reste à voir que le complémentaire ℂ[A]*\H est également ouvert. Cela se démontre de la même manière, en utilisant le fait que pour tout g∈ℂ[A]*\H on a g∈gV⊂gH⊂ℂ[A]*\H.
Remarque: On peut aussi montrer que f est un difféomorphisme local en tout point (ce qui entraîne que f est une application ouvert). Pour M0 et M dans ℂ[A] on a
= exp(M0)(In+(M–M0)+o(‖(M–M0)‖)),
ce qui prouve que la dérivée de f au point M0 est ℂ[A] → ℂ[A] , X ↦ exp(M0)X. Puisque cette application linéaire est inversible, f est un difféomorphisme local au point M0.
décidément cette preuve nous a tenu en haleine ! Même si tu ne publies plus beaucoup ton blog reste accessible et je suis certain qu’au gré des recherches des étudiants ou enseignants peuvent y trouver idées ou réponses, c’est bien là l’essentiel!