Une intégrale pas facile
Il y a quelques jours l’algorithme YouTube m’a fait découvrir une vidéo dont le but est de calculer l’intégrale suivante :
\[J(a)=\int_0^\pi\frac{t\sin(t)}{1+a^2-2a\cos(t)}\,\mathrm dt\,,\qquad a\in\mathbb R.\]
Le calcul présenté utilise une fonction auxiliaire que je n’aurais jamais eu l’idée de trouver. Donc je me suis lancé le défi de trouver une méthode qui me semble plus naturelle ; je vais l’expliquer plus bas, dans les commentaires.
Ensuite j’en ai parlé à un collègue, Johann Wattiez, et il a trouvé (très rapidement !) une manière d’attaquer le problème avec des mathématiques plus élémentaires que celles de la vidéo et de ma solution ; vous trouverez cette méthode également dans les commentaires.
Voilà, avant de lire les solutions, amusez-vous bien avec cet exercice 😉
Voici la méthode proposée par Johann Wattiez. Ce qui est intéressant c’est qu’on est amené à calculer une intégrale non par une primitive mais par la définition de l’intégrale, à savoir comme limite d’une somme de Riemann.
D’abord on constate que l’intégrale J(a) converge si et seulement \(a\neq-1\). Ensuite nous remarquons que la fonction intégrée est paire, donc on a \[J(a)=\int_0^\pi\frac{t\sin(t)}{1+a^2-2a\cos(t)}\,\mathrm dt=\frac12\int_{-\pi}^\pi\frac{t\sin(t)}{1+a^2-2a\cos(t)}\,\mathrm dt.\]
Si \(a=0\) une simple intégration par parties donne \(J(0)=\pi\). Dans la suite nous supposons \(a\neq0\).
Cherchons d’abord une primitive de la fonction intégrée sans le facteur \(t\). L’égalité \[1+a^2-2a\cos(t)=(e^{it}-a)(e^{-it}-a)=|e^{it}-a|^2\] implique
\begin{align*}\int\frac{\sin(t)\,\mathrm dt}{1+a^2-2a\cos(t)}&=\frac1{2a}\ln(1+a^2-2a\cos(t))+C\\
&=\frac1a\ln(|e^{it}-a|)+C\,.\end{align*}
Cette observation permet de faire une intégration par parties sur l’intégrale de l’enoncé : pour \(0 < |a| < 1\) on a \begin{align*} J(a)&=\frac12\int_{-\pi}^\pi\frac{t\sin(t)}{1+a^2-2a\cos(t)}\,\mathrm dt\\ &=\frac12\biggl[\frac ta\ln(|e^{it}-a|)\biggr]_{-\pi}^\pi-\frac1{2a}\int_{-\pi}^\pi\ln(|e^{it}-a|)\,\mathrm dt\\ &=\frac\pi a\ln(1+a)-\frac1{2a}I(a), \end{align*} où on a posé \(I(a)=\int_{-\pi}^\pi\ln(|a-e^{it}|)\,\mathrm dt\). Maintenant nous allons montrer que \(I(a)\) est nulle. Pour cela utilisons la définition de l'intégrale par une somme de Riemann : \begin{align*} I(a)&=\int_{-\pi}^\pi\ln(|a-e^{it}|)\,\mathrm dt\\ &=\lim_{n\to\infty}\frac{2\pi}n\sum_{k=-n}^{n-1}\ln\left(\left|a-e^{k\pi i/n}\right|\right)\\ &=\lim_{n\to\infty}\frac{2\pi}n\ln\biggl(\,\prod_{k=-n}^{n-1}\left|a-e^{k\pi i/n}\right|\,\biggr)\\ &=\lim_{n\to\infty}\frac{2\pi}n\ln\left(\left|a^{2n}-1\right|\right), \end{align*} à cause de l'équation polynomiale \[X^{2n}-1=\prod_{k=-n}^{n-1}\left(X-e^{k\pi i/n}\right).\] Puisque, pour \(0 < |a| < 1\), on a \[ \ln\bigl(\bigl|a^{2n}-1\bigr|\bigr)=\ln\bigl(1\pm a^{2n}\bigr) \underset{n\to\infty}{\sim} \pm a^{2n}.\] nous obtenons finalement \[I(a)=\pm\lim_{n\to\infty}\frac{2\pi}na^{2n}=0.\] Nous venons de prouver \[J(a)=\frac\pi a\ln(1+a),\qquad 0 < |a| < 1. \] Un calcul immédiat donne \(J(1/a)=a^2J(a)\). Cela permet de déduire la valeur de \(J(a)\) lorsque \( |a| > 1 \). En fin de compte on trouve
\[J(a)=\begin{cases} \pi&\text{ si } a=0\\[1mm] \frac\pi a\ln(1+a)&\text{ si } 0 < |a| < 1\\[1mm] \frac\pi a\ln(1+1/a)&\text{ si } |a|>1\\[1mm] \pi\ln(2)&\text{ si } a=1\\[1mm] +\infty&\text{ si } a=-1.\end{cases}\] La valeur en -1 a été obtenue par passage à la limite, puisque J dépend continûment de a.
Voici ma méthode. C’est la « méthode bête » qui applique la machinerie du calcul des résidus à des intégrales de ce genre. Je la détaille seulement dans le cas où \(0 < a < 1\) , mais on peut la faire pour tout a distinct de -1. Notons log la détermination principale du logarithme sur le plan fendu \(\mathbb C\setminus\mathbb R_-\). Avec le chemin circulaire \[\delta:\,]-\pi,\pi[\,\to\mathbb C,t\mapsto e^{it}\] nous pouvons écrire \begin{align*} J(a)&=\frac12\int_{-\pi}^\pi\frac{t\sin(t)}{1+a^2-2a\cos(t)}\,\mathrm dt\\ &=\frac12\int_{-\pi}^\pi\frac{\log(e^{it})/i\times(e^{it}-e^{-it})/(2i)}{1+a^2-a(e^{it}+e^{-it})}\,\mathrm dt\\ &=\frac i4\int_{-\pi}^\pi\frac{(1-e^{-2it})\log(e^{it})}{(e^{it}-a)(e^{-it}-a)}\,ie^{it}\mathrm dt\\ &=\frac i4\int_\delta\frac{(1-z^{-2})\log(z)}{(z-a)(z^{-1}-a)}\,\mathrm dz\\ &=\frac i4\int_\delta\frac{(z^2-1)\log(z)}{z(z-a)(1-az)}\,\mathrm dz\\ &=\frac1{4i}\int_\delta g(z)\log(z)\,\mathrm dz\,, \end{align*} où \[g(z)=\frac{z^2-1}{az(z-a)(z-a^{-1})}=\frac1a\left[-\frac1z+\frac1{z-a}+\frac1{z-a^{-1}}\right].\] La fonction \(g(z)\log(z)\) est méromorphe sur \(\mathbb C\setminus\mathbb R_-\) avec des pôles simples en \(a\) et \(a^{-1}\). Puisque \(a\in]0,1[\) seulement le pôle en a est entouré par le chemin δ. D'après le théorème de Cauchy \[\begin{align*} \int_\delta g(z)\log(z)\,\mathrm dz&=2\pi i\operatorname{Res}(g(z)\log(z),a)+\lim_{r,\epsilon\to0}\int_{\gamma_{r,\epsilon}}g(z)\log(z)\,\mathrm dz\,, \end{align*}\] où \(\gamma_{r,\epsilon}\) désigne le chemin suivant :
Calculons d’abord le résidu en question : \begin{align*} \operatorname{Res}(g(z)\log(z),a)&=\frac{a^2-1}{a^2(a-a^{-1})}\ln(a)=\frac1a\ln(a)\,. \end{align*} Puisque \(H(z)=\frac12\log(z)^2\) est une primitive de \(h(z)=\log(z)/z\) sur \(\mathbb C\setminus\mathbb R_-\) on obtient
\begin{align*} \lim_{r,\epsilon\to0}\int_{\gamma_{r,\epsilon}}\frac{\log(z)}z\,\mathrm dz &=\lim_{\epsilon\to0}\Big[H(z)\Bigl]^{-1+i\epsilon}_{-1-i\epsilon}\\ &=\frac12(i\pi)^2-\frac12(-i\pi)^2=0\,. \end{align*} Donc, dans la décomposition de g(z) en éléments simples, on n’a pas besoin du terme avec le pôle à l’origine, et les deux autres termes suffisent pour calculer notre intégrale de g(z)log(z) :
\begin{align*}
&\phantom{=}\lim_{r,\epsilon\to0}\int_{\gamma_{r,\epsilon}}g(z)\log(z)\,\mathrm dz\\
&=\frac1a\left[\lim_{r,\epsilon\to0}\int_{\gamma_{r,\epsilon}}\frac{\log(z)}{z-a}\,\mathrm dz\, +\,\lim_{r,\epsilon\to0}\int_{\gamma_{r,\epsilon}}\frac{\log(z)}{z-a^{-1}}\,\mathrm dz\right]\\
&={1\over a}\left[\int_0^{-1}{2\pi i\over x-a}\,\mathrm dx+\int_0^{-1}{2\pi i\over x-a^{-1}}\,\mathrm dx\right]\\
&={2\pi i\over a}\left[\ln\left({1+a\over a}\right)+\ln\left({1+a^{-1}\over a^{-1}}\right)\right]\\
&={2\pi i\over a}\ln(a+2+a^{-1})\,.
\end{align*}
Enfin \begin{align*} J(a)&=-\frac1{4i}\int_\delta g(z)\log(z)\,\mathrm dz\\ &=\frac1{4i}\left[{2\pi i\over a}\ln(a)+{2\pi i\over a}\ln(a+2+a^{-1})\right]\\ &={\pi\over2a}\ln(a^2+2a+1)={\pi\over a}\ln(a+1)\,. \end{align*} On remarque que J est une fonction de a qui n’est pas analytique au point a=1. Puisque la fonction intégrée ne converge pas uniformément vers \(t\sin(t)/(2-2\cos(t))\) lorsque \(a\to1\) on ne peut pas « dériver sous le signe intégrale ».
J’ai essayé de trouver un autre moyen de montrer que \(\int_{-\pi}^\pi \ln |e^{it}-a|\,\mathrm dt = 0\). Ce n’est pas bien mieux, mais voilà quand même ce que j’ai trouvé.
1. On a \(\ln |e^{it}-a| = \ln |1-ae^{-it}| = \operatorname{Re} \log(1-ae^{-it})\) en choisissant une détermination du logarithme sur \(\mathbb{C}\setminus\mathbb{R}_{-}\). On a \(\int_0^{2\pi} \ln |e^{it}-a| \mathrm dt = \int_{|z|=1}\frac{\log(1-az)}{iz} \mathrm dz\). Mais \(\log(1-az)/z\) est holomorphe sur le disque unité si \(|a|<1\), puisque \(\log(1-az)\) l'est et vaut \(0\) en \(z=0\). Donc l'intégrale est nulle par le théorème de Cauchy-Goursat.
2. On peut aussi développer \(\log(1-ae^{-it})\) en série, ce qui donne \(\sum_{k=1}^{+\infty} -\frac{a^k}{k} e^{-kit}\). Lorsqu'on intègre chaque terme sur \(t \in [-\pi,\pi]\), on trouve \(0\). La convergence étant uniforme sur un compact, on peut faire commuter somme et intégrale et l'intégrale vaut donc \(0\).
Concernant vos solutions, je les trouve très bonnes. Merci pour cette contribution !
À mon avis il y a un oubli de partie réelle dans le première solution (mais à la fin de la preuve cela revient au même):
\begin{align*} \int_0^{2\pi} \ln |e^{it}-a| \mathrm dt & =\int_0^{2\pi} \mathrm{Re}(\ln(1-ae^{-it})) \mathrm dt \\&=-\mathrm{Re}\int_0^{-2\pi} \ln(1-ae^{it}) \mathrm dt \\ &=\mathrm{Re}\int_0^{2\pi} \ln(1-ae^{it}) \mathrm dt\\&=\mathrm{Re} \int_{|z|=1} \frac{\ln(1-az)}{iz} \mathrm dz. \end{align*}